Lysanna a tout d'une jeune fille normale. Elle n'est pas très grande, pas très forte et sa carrure rappelle tout d'une poupée de porcelaine. Sa jeunesse se reflète à sa peau soyeuse et claire, de même qu'à ses doigts élancés et fragiles. Sa chevelure descend jusqu'à ses omoplates, brillant parfois d'un brun marron, d'autres fois d'une teinte presque châtaine. Une frange carrée tombe juste au-dessus de ses yeux, lui permettant à la limite de voir encore clairement. La jeune fille a des traits bien subtils ; un petit nez retroussant légèrement, des lèvres minces, des joues rosées... Cependant, son regard illumine son visage en entier. Lysanna a de grands yeux doux, innocents, entourés de longs cils noirs. On y retrouve une sincérité et une compassion sans pareille, bien malgré elle. Une flamme mourante danse constamment dans ses prunelles brunes et rougeâtres. Son sourire, quant à lui, varie selon le temps ; on le retrouve parfois bref et mince, presque triste, parfois sincère et vrai, gracieux.

En vue d'ensemble, Lysanna est plutôt jolie pour son âge, mais mignonne est un mot qui lui collerait tout aussi bien. Elle n'a pas encore totalement développé les formes de l'âge adulte, mais elle ne s'en est jamais fait un complexe.

Lysanna est une jeune fille qui se veut discrète. Elle n'est pas une personnalité flamboyante comme certains des habitants d'Apple Town, bien au contraire. Aux premiers abords, elle semble un peu perdue dans son propre monde, mais elle a en réalité bel et bien connaissance de tout ce qui se passe autour d'elle. Elle est tout simplement silencieuse, mais pas autant timide qu'on pourrait le croire. Elle l'est quand même un peu quelque part, mais cela n'enlève pas le fait qu'elle est bien honnête et n'a pas peur de faire savoir d'une façon ou d'une autre ce qu'elle pense. Malgré tout, Lysanna est une fille incertaine, qui laisse d'abord les choses aller avant d'entrer en action. Elle a toujours un peu peur d'aller de l'avant mais, contrainte à le faire, elle n'hésitera pas deux fois. Elle a tendance à se méfier des gens, mais une fois qu'on gagne sa confiance, c'est pour toujours. De plus, sa curiosité est sans pareil ; cela l'entraîne souvent dans des situations précaires desquelles elle aurait très bien pu se passer. Même à cela, elle trouve quand même le moyen d'en tirer une expérience enrichissante et à la limite amusante.

Le temps ne lui a jamais été favorable. Pire encore, elle le maudissait ; toujours en silence, un air neutre au visage, mais elle le maudissait. Son époque l'avait condamnée, les aiguilles parcourant leur chemin sur l'horloge ne lui laissèrent jamais de chance.

Née en 1874, cette enfant que l'on nomma Lysanna était venue au monde dans un moule. Un moule coulé d'avance, qui ne tiendrait jamais compte de ses préférences, de sa personnalité, de son avis. Le temps ferait tout pour elle, contre elle et jamais elle n'aurait à prononcer jugement. Sa famille était aisée - être enfant unique à l'époque, ça payait. Sa mère, une stricte et droite dame, l'avait faite élever comme il se devait par des instructeurs privés, elle lui avait même attitré une nourrice ainsi que quelques bonnes. C'était le genre de mère légèrement froide et distante, celle qui ne donnait pas convenablement ce dont un enfant raffolait normalement : de l'amour. Son père, quant à lui, était un homme d'affaires bien occupé par son travail, rarement à la maison pour porter attention à sa famille. Il gagnait le pain sans même savoir à qui il le donnait, en somme. Lysanna aurait pu vouloir chercher à le connaître davantage, mais il ne lui en a jamais réellement laissé le goût. Ce fut donc une surprise pour elle lorsqu'elle apprit, par l'entremise d'une servante, que sa mère attendait un deuxième enfant. Un frangin ou une soeurette, elle l'ignorait, mais la nouvelle la fit bien vite sortir de son monde de poupées et de porcelaine. Un nouveau bambin dans la famille : peut-être que ses parents trouveraient le temps d'être plus présent qu'à leur malheureuse habitude?

Lysanna avait alors atteint les treize ans. Treize années à apprendre, à observer, à faire des erreurs, treize années à vivre une enfance un peu incertaine, loin de la boue et des écorchures, perdue entre le désir de voir plus et la crainte de l'inconnu. Treize années à espérer, espérer sans vraiment savoir quoi. Et ce fut bien assez, selon eux.

À la chandelle de la treizième année, on annonça une deuxième nouvelle à la jeune fille, le genre de chose tout à fait normal pour une femme de son âge : elle deviendrait celle d'un autre. Une jolie robe, un anneau dispendieux et de belles paroles suffiraient pour lui arracher son enfance et faire d'elle une digne et fière épouse ; un outil de prospérité et une bonne qualifiée, oui. On lui promettrait "respect et fidélité"... Où se trouvait donc le respect dans cette mise en scène absurde?

Tout d'abord, Lysanna s'était préparée à faire face à ce qui l'attendait... Cependant, elle ne pouvait simplement pas concevoir de devoir se plier à une telle injustice. Elle avait toujour lu, dans ses livres d'enfant, que l'amour était une chose merveilleuse et grandiose, que c'était la plus belle force qui existait chez chacun. Toutes ces années, elle avait rêvé du prince charmant, celui qui viendrait crier son nom à sa fenêtre, celui qui ouvrirait sa porte en souriant, celui qui lui ferait réaliser à quel point le ciel était bleu et que les fleurs sentaient bon. Mais désormais, à l'aube de sa treizième année, elle fut contrainte de voir la vérité en face... Son prince ne viendrait pas. Son prince n'existait pas, nul part en ce monde. Il avait probablement trouvé sa vraie princesse et ne se doutait même pas de la détresse d'une demoiselle pourtant tellement bien éduquée et joliment faite.

Son prétendant était un homme quelconque, qui n'avait sans doute pour lui que ses beaux yeux et un sourire acceptable. Cela ne changeait cependant pas le fait saillant qu'il portait bien ses trente-six ans. "C'est un homme de bonne famille", "Il saura te rendre heureuse" ; comment expliquer à une fille de treize ans que la compagnie duquel ses parents sont présidents ont besoin d'une telle liaison pour prospérer? Comment faire fuir la peur de ses yeux et le refus de son esprit? Comment brûler une fois pour toutes ses rêves et attentes de façon à ce qu'elle se plie correctement aux coutumes? Bien entendu, elle n'était pas la seule ni la dernière à qui un mariage arrangé serait nécessaire... Seulement...

Lysanna tenait à son avenir. Elle tenait à ses rêves. Elle voulut s'échapper une ultime fois dans son monde, là où les poupées riaient avec elle et où la fenêtre était son miroir. Quelques jours à la veille de son engagement, elle leurra ses bonnes et quitta la maison ; sa mère ne s'en rendrait pas compte avant quelques temps, trop occupée par son ventre grossissant. Pour la première fois depuis longtemps, elle courut à en perdre haleine.

Chaque pas l'éloigneraient de la réalité. Chaque expiration la rapprocherait de la cage de porcelaine. Chaque gouttelette de sueur arrêterait le temps pour elle, pour rattraper celui qu'elle n'avait pas vu passer. En pleurs, en mal, Lysanna se retrouva sur une route déserte, loin du manoir qu'elle avait connu. Ses jambes ne la supportaient plus, pas seulement à cause de sa course éperdue mais aussi car son être en entier était devenu trop lourd et confus. N'ayant plus la force de continuer, elle s'écroula, incomprise sur la terre humide, les nuages de pluie la laissant seule avec le crépuscule grandissant.

Les autorités la retrouvèrent le lendemain en avant-midi ; sa mère avait été plus rapide qu'elle ne l'avait prédit, après tout. L'enfant était inconsciente alors, un air épuisé se lisant sur ses traits, là où les larmes avaient séchées dans le brise nocturne. On la rapporta bien vite au bercail, où elle fut confinée à son lit pour quelques jours. À son réveil, elle eut droit à un sermon de ses servantes ainsi qu'à une rare visite de sa mère, qui lui demanda des explications, des excuses et qui lui donna elle-même un petit discours sur la nécessité de suivre les règles et de se conduire convenablement. Si on avait porté attention, on aurait peut-être pu déceler une parcelle d'inquiétude, quelque part au fond de la voix sévère. Lysanna, brisée, ne trouva rien à répondre. Elle songeait simplement au bien-être que lui procurait cette faiblesse, cette misère, à quel point elle désirait rester clouée à ce lit maintenant si douillet et réconfortant en regardant ses forces disparaître les unes après les autres, malgré les paroles, les encouragements, les repas, les lumières... Regarder sa vie quitter peu à peu ce lit demeurait davantage apaisant.

Puis, vint cette nuit où elle ferma les yeux... Cette fois-ci, un air paisible, satisfait se lisait sur son visage. Le sommeil l'emporterait loin des obligations, loin des hommes trop âgés, des anneaux de mariage, loin des corvées futures et des baisers indésirés... Elle en était persuadée.

Cette fois-ci, le temps lui serait bien précieux.